Un mois à Bornéo
Bornéo. Cette île immense gouverne trois mers différentes et se divise en trois pays. C’est sur le territoire malaisien que nous passâmes un petit mois inoubliable. Je vais tenter d’en faire un récit bref, mais fidèle. Je ne m’arrêterai pas sur mes déceptions dues à une absence totale de préparation pour ce voyage. En une ligne, si vous voulez vous y aventurez, prévoyez beaucoup d’argent, de temps et préparez vos expéditions à l’avance si vous voulez éviter les tours organisés.
Suite aux prix affichés et à notre bourse très serrée, dès notre arrivée, nous nous sommes dirigées en direction du Kalimantan, partie indonésienne de l’île. Pour cela, nous avons arpenté le nord de Sabah en bus. Notre première halte eut lieu à Sandakan, petite ville proche de Sepilok qui est le parc de réhabilitation des orangs-outans. Lieu hautement touristique de l’île. Nous passâmes une journée dans la ville à boire des cafés en compagnie des locaux, à déambuler dans les quelques rues de la ville, réfléchissant à nos semaines à venir : allons-nous en Indonésie (Sulawesi !), restons-nous en Malaisie, rejoignons-nous le Sarawak ? Prenons-nous un bateau pour les Philippines ? A la recherche d’informations, nous occupâmes une partie de nos premières soirées dans le cyber-café de la ville ; j’adore ces lieux car au milieu de nulle part ils te connectent à la fois au monde et aux locaux. Bien souvent d’ailleurs, ils sont envahis par les gamins dès le plus jeune âge. Cependant, notre premier contact avec la population fut violent. Alors que nous jouions avec deux gosses surexcités dans ce cyber aussi sombre que glauque, une bande de gamins pas plus vieux qu’une douzaine d’années est entrée en trombe et a vandalisé le cyber. Cette violence inouïe et furtive se produisit sous les yeux des gamins, à peine effrayés. Cinq ordinateurs furent jetés à terre, les vitres explosées. Personne ne broncha. Le futur caïd de la ville venait régler ses comptes…nous n’en menions pas large. Mais surtout, je m’interrogeai. Est-ce que la violence du désespoir est tant banal ici qu’on peut mettre un cyber à sac en toute impunité ? Bouleversées, nous rentrâmes dans notre auberge où nous étions les seules hôtes avec la gérante, une philippine excentrique, et quatre tamouls en mission de trois mois dans une des nombreuses palmeraies de la région. C’est tous ensemble que nous accompagnèrent la tombée de la nuit.
Le lendemain, nous partîmes voir les orangs-outans. Quelques galères de bus essuyés (il semble qu’à Sabah 99% des touristes utilisent les tours organisés) et nous y arrivâmes. Et là quel choc ! des dizaines de cars touristiques, mais un beau spectacle, car oui c’est un peu le show : nous sommes rassemblés dans un petit périmètre cerné par le silence imposé, afin d’assister au nourrissage des orangs-outangs. Bien heureusement 99% des touristes prennent une photo puis s’en vont. Aussi, nous fûmes absolument seules lors de notre première randonnée dans la jungle qui avoisine le parc. Du fait de l’heure, nous ne vîmes aucun animal sauvage, en revanche nous en entendîmes pléthore. En sachant qu’il avait plu sans discontinuer durant des semaines, la gadoue nous arrivait à mi-mollet, ce qui a pu nous tenir lieu de franche rigolade. Les premières sangsues évitées, nous sortîmes de ce trek et eûmes l’heureuse surprise d’apprendre que le centre de réhabilitation des ours du soleil (les plus petits ours du monde appelé aussi ours malais) venait d’ouvrir au public et se trouvait en face du centre des orangs-outangs. Les bénévoles présents, passionnés, et encore tout frais de cette rencontre avec le grand public partagèrent volontiers leur quotidien, préoccupations et anecdotes avec nous. Nous poursuivîmes avec une croisière sur la rivière Kinabatangan, unique concession à notre budget quotidien « à la locale », où nous pûmes approcher de très près, singes nasiques, éléphants pygmées (très rares !) et même bébé crocodile ! Le silence de ces balades fluviales relève du sacré. Plus encore, lorsqu’elles s’accompagnent du soleil qui croît ou décroît à l’horizon s’harmonisant d’un son de frottement continu comme si la forêt s’habillait et se dévêtait.
Sabah, est la région la plus touristique de l’île de Bornéo, on y trouve les plus belles plages, les plus belles jungles, les plus beaux sites de plongées au monde etc. Cependant, nous partîmes pour le Sarawak, plus abordable financièrement et où la volonté de voyager seul est encore possible. Ce fut une excellente idée. Nous atterrîmes à Kuching, la capitale du plus vaste état de Malaisie. Nous restâmes 4 jours dans cette ville où nous eûmes un rythme de vagabonds contemplatifs.
Nous ne fûmes pas seules durant cette demi-semaine, nous la partageâmes avec un couple de français et ce fut l’une des grandes rencontres de ce voyage. André et Angèle. Ces voyageurs ont passé leur vie sur les routes du monde. Après la désillusion de mai 68, André est parti en stop de Grenoble à New Delhi. Le virus était installé. Ensuite, en couple, ils parcoururent, et continuent à parcourir le monde ; indiens d’Amazonie, pêcheurs du pacifique, chute du Shah, survivant du choléra etc. Ils ont vécu l’Histoire.
Nous restâmes en leur compagnie durant notre séjour à Kuching, heureux de s’être trouvés. Nous, rêvant de ce monde en paix qu’ils foulèrent jusqu’en Iran, Afghanistan et Pakistan, eux à l’écoute de nos voix désabusées, face à un avenir peu confiant. Amusés nous échangeâmes sur des lieux où nous avons été 25 ou 50 ans après eux (le Tibet historique et Bali). La journée, en stop, en bus local, nous étions sur la route, auprès des orangs-outangs (encore !)Et des villageois, loin si loin des touristes que nous ne vîmes jamais. Les soirs, autour de quelques bières nous bavassâmes, et alors que plus de 30 ans nous séparait, nos idéaux s’enamourèrent des leurs. Une chose est certaine, cet été, nous passerons voir ces nomades du globe !
Nous poursuivîmes nos marches dans la jungle dans deux parcs nationaux, Bako et Niah. Dans le premier, nous revîmes les singes nasiques, si particuliers, et nombre de macaques. Le second était réputé pour ses grottes immenses, profondes et envahies par les innombrables espèces de chauves-souris de l’île qui partagent l’obscurité préhistorique de leur caverne avec des araignées abyssales…dans l’obscurité totale, seuls le frottement de leurs ailes et l’odeur âcre de leur guano arrivaient jusqu’à nos sens. Au bout de ce long périple souterrain de plusieurs heures, nos pas hésitants aboutirent à l’entrée d’une grotte aux peintures préhistoriques et où des morceaux de cercueils fraichement excavés dataient d’il y a 3000 ans…
Le lendemain, nous ne le savions pas encore, mais nous avions rendez-vous avec la plus belle leçon d’humanité qu’il nous a été donné de vivre jusqu’à présent. C’est en coucou (6 locaux et 2 pilotes formaient tout l’équipage) que nous nous envolèrent au-dessus de la jungle vierge en direction des Kelabit et de ses minorités, chasseurs de têtes il y a encore moins d’un siècle !
Dans la « capitale », Bario, les téléphones sont arrivés il y a 5 ans, pas de routes entre les villages et pas d’électricité, les plus fortunés utilisent un générateur qui fonctionne de 18h30 à 22h. A notre arrivée, tout le monde nous salua, certains s’arrêtèrent pour nous serrer la main, nous attendions Apui, une connaissance d’une rencontre de la veille… Autant dire, que jamais nous eûmes encore expérimenté ce sentiment de plénitude qu’offre une situation géographique à ce point au bout du monde ! Nous restâmes une semaine, perdues au milieu de la jungle, à la frontière du Kalimantan. Dès le soir chez Apui, nous nous rendîmes compte que nous n’étions pas dans une auberge, mais dans une famille qui nous accueillait. Et quel accueil ! Apui, fils du chef des Kelabit, trépassé il y a un an, héritier de la charge de son père, homme pieux admiré par les différentes tribus, est un homme qui maitrise l’art de vivre. Tout était prétexte à rire ; le temps, l’anticipation, n’existaient pas. C’est ainsi, que très naturellement à table lors du diner, il nous dit : « demain et après-demain, je reçois un groupe de religieux, je ne peux pas vous loger, allez chez mon pote David du village à côté c’est à 5 heures de marche dans la jungle, mon cousin peut vous y accompagner si vous le voulez. » Pas de problème, nous irons ! Il avait, en revanche, omis de préciser que l’entrée de la jungle se trouvait à 1h30 de marche de la maison. Arrivée à l’antre du monde sauvage, nous rencontrâmes le cousin qui venait de marcher 5 heures dans le sens opposé… et en route pour 5 heures de déambulations corsées magiques ! Nous franchîmes des ponts de fortunes en bambous recouverts de végétation où nous faisions les acrobates. Nous partageâmes le silence avec les hurlements étranges de bestioles, qu’on devinait bien plus grosses que nous, et la stridulation assourdissante des insectes innombrables. Tout autour de nous, c’étaient les envolées des papillons des livres de science naturelle et la jungle immense.
Enfin, le village. On pensait que Bario était le bout du monde, et bien non, il y avait Pa’lungan et ses 21 maisons. Et une église. Pas d’école, pas de magasins. Les 48 heures que nous passâmes avec David et sa famille furent ineffables. Ce lieu qu’on devine être un Bali pour amoureux de la jungle dans 20 ans, était fréquenté par quelques touristes qui tous séjournèrent chez David. Cependant, ceux que nous avons croisés se comportaient en invités qui paient, alors que nous passâmes nos journées avec la famille, la journée dans les champs de riz et le soir en cuisine. Nous décortiquâmes des fleurs, bûmes de l’alcool local avec David et discutâmes sans relâche de leur vie si lointaine du monde connecté. La dernière soirée fut malheureusement un peu gâchée par 3 jeunes filles anglophones qui n’avaient que faire de cette famille, et parlaient trop fort, dans un anglais qu’elles seules comprenaient, de leur tour d’Asie, fiesta etc. Se retrouver si loin, en compagnie de locaux qui baragouinent quelques mots d’anglais, suffisamment pour parler de leur culture, suffisamment pour t’inviter à un barbecue où nous dégustions un cochon sauvage chassé par le fils de David (10 ans…) et être si égoïstes et autocentrées ! Nous étions outrées, je le suis toujours en me remémorant leur attitude ! Le lendemain, David, après nous avoir dit qu’il nous avait considérées comme des membres de sa famille, ce qui nous fit pleurer, nous laissa partir le cœur lourd. Les larmes roulèrent sur nos joues.
En outre, la surprise du retour était que nous ne pouvions revenir en bateau (trop cher et il fallait de toute façon compter plus de 2 heures de marche), nous dûmes donc repartir dans la jungle, sans guide cette fois. Alors, autant vous dire que pour ce périple, il y avait Virginie, paniquée (mais nous n’avions guère le choix) et moi, surexcitée et hyper confiante : toujours tout droit ! Hum…nous nous égarâmes, furtivement, moins d’une heure, mais suffisamment pour que Virginie cède à la panique…Enfin, c’est plus de 6 heures de marche plus tard, les jambes chancelantes, la tête étourdie, les pieds en charpie (virginie perdit 2 ongles dans cette rando…) que nous arrivâmes, exténuées chez Apui !
Le soir, il nous invita à une fête mensuelle du village. La cérémonie avait lieu dans une des longhouses. Ces maisons sont les habitats traditionnels des ethnies de l’île de Bornéo. Faites de bambous, elles abritent plusieurs familles vivant en communauté, certaines atteignent 200 mètres de long et sont perchées à près de 10 mètres du sol ! Cette réunion festive a lieu une fois par mois, et outre le plaisir de réunir le village, elle a comme second objectif de fêter les anniversaires du mois. Chacun ramène de quoi manger et s’ensuivent des chants et des prières (ils sont très pieux), plusieurs ethnies se côtoient, les Iban et les Palan, dernière ethnie à s’être « intégrée » au monde d’aujourd’hui, encore nomade il y a quelques années, mais contraints par le gouvernement malais de s’adapter au XXIème siècle. Jamais je n’ai vu une telle crainte dans les yeux de quelqu’un que dans ceux de ces jeunes Palan quand je leur serrai la main…De façon générale, les habitants des Kelabit sont très éduqués, très pieux et beaucoup sont partis voir le reste du monde, maitrisant l’anglais, puis certains (comme Apui et David) reviennent vivre humblement aux origines, mais tellement mieux, semble-t-il. D’autant que l’arrivée du tourisme, même timide, les enrichissent. Dans les Kelabit, il n’y a aucun besoin de consommer, il n’y a qu’à tendre la main, la jungle leur fournit tout, car ils mangent tout ce que la jungle leur offre : civets, sangliers, serpents, singes, porcs-épics, fleurs, racines, plantes, riz, poissons etc. Dès le plus jeune âge, les hommes portent une machette à la taille et une horde de chiens chasseurs les suivent. Passé de mode, pour reprendre le terme de David, les kelabit avaient aussi pour coutume de se tatouer entièrement le corps, illustrant à la vue de tous leur autobiographie. Ils sont également connus pour leurs boucles d’oreille si lourdes que leurs lobes arrivent parfois jusqu’aux épaules. Cette tradition ne concerne plus que les très vieilles personnes. En effet, les critères de beauté s’étant mondialisés, ces longues oreilles tombantes, à la façon de Bouddha, sont jugées laides par le peuple Kelabit lui-même. Seule, une vieille femme au village de Pa’lungan témoigne encore de cette tradition révolue. Nous n’eûmes pas l’occasion de l’apercevoir. Ces coutumes appartiennent aux livres d’histoire désormais.
Il est étonnant de faire remarquer que ces deux villages dont je parle, étaient plus silencieux que la jungle elle-même. La jungle, où la stridulation intense des insectes, s’exténuant dans l’ombre, annonçait le cycle des journées ; tel un oasis qui refuse la débâcle du temps se modernisant.
Six jours passèrent et avec la famille d’Apui, nous passâmes une dernière soirée, autour d’un barbecue fraichement construit par le beau-frère chanteur et si drôle (américain d’origine) à partir de boue et de pierres !! Cette dernière soirée, nous bûmes, chantâmes, échangeâmes sur nos cultures etc, j’ai même improvisé une chanson sur Bario que Scott (le beauf) mit en musique (voir la vidéo), inoubliable !
Le lendemain, toute la famille nous amena à l’aérodrome où nous avions fait la bêtise de réserver en avance nos billets (pour une fois ! car sinon il était clair qu’on restait dans cet oasis jusqu’à la fin de notre séjour sur l’île). Bref, c’est en larmes, dans les bras d’Apui que nous quittâmes un Eden oublié et un peuple dont la simplicité de vie n’a d’égal que leur chaleur humaine et leur bonté !
Il nous restait une semaine sur l’île, mais nous avions laissé notre cœur au Kelabit et pour nous le voyage s’arrêta là d’une certaine façon. Nous sommes retournées à Sabah, nous ne pouvions rien faire, bloquées par notre budget serré, la pluie est revenue, s’harmonisant des humeurs de notre cœur…Pourtant, il y aurait tout de même à raconter, nous passâmes ainsi 2 jours dans un camp écologique et flânâmes dans un somptueux marché, les curieux poseront des questions. Le 14 février, la veille de notre départ, le soleil est revenu, et nous passâmes une journée magnifique à faire du snorkeling sur une des petites iles aux eaux turquoises en face de Kota Kinabalu.